« Il n’y a pas une seule IA mais des IA sur lesquelles les juristes doivent se former pour en appréhender les usages potentiels dans leur travail »

Entretien avec Michèle Bourgeois, Responsable de la documentation juridique de la Compagnie de Saint-Gobain

(Naviguez librement dans l’interview en cliquant sur les menus ci-dessous)

  1. Parcours
  2. Recours à l’IA dans la fonction juridique
  3. Nouveaux outils et nouvelles pratiques liées à l’IA après votre formation

Présentez-vous. Quel est votre parcours ?

Ma double formation de juriste en droit privé à Paris II Assas et Paris Dauphine, et de documentaliste à l’Ecole de Bibliothécaire documentaliste m’a conduite à exercer le métier de Documentaliste juridique d’abord en cabinet d’avocats pendant 3 ans chez Clifford Chance puis Goldsmith et associés, et depuis 1997 au sein du groupe Saint-Gobain.

J’apporte aux juristes et fiscalistes une veille juridique qui évolue selon les orientations stratégiques de Saint-Gobain, ainsi qu’une assistance à la recherche d’informations juridiques en appui du travail de mes collègues au sein des filières RH, juridique et fiscale.

Durant cette période, ma pratique professionnelle s’est profondément transformée, d’abord par l’émergence de sources d’informations en ligne privées, avec des bases de données des éditeurs juridiques évoluant de fonds cloisonnés (documents parlementaires et textes législatifs et règlementaires, jurisprudence, doctrine) vers des plateformes web mutualisées, ainsi que des sources institutionnelles françaises et européennes en ligne. Le développement du site Europa.eu, notamment, a rendu la veille en droit européen infiniment plus riche et complète.

Le développement du web 2.0, le web sémantique, a constitué une nouvelle étape d’évolution de nos outils de travail. Les éditeurs juridiques nous ont alors proposé des moteurs de recherche améliorés.

Et cette décennie 2020 apporte un nouveau tournant majeur avec l’irruption d’outils d’IA d’abord algorithmiques puis conversationnels, et actuellement agentiques, qui chamboulent l’appréhension de l’information, tant professionnelle et privée.

Quelles sont les grandes étapes du développement de l’IA dans la pratique des documentalistes juridiques ?

Dès 2023, les éditeurs juridiques ont communiqué sur leur manière de s’approprier l’IA, soit en proposant rapidement des outils en construction, soit en partageant avec leurs auteurs et leurs clients des réflexions.

La convergence entre ouverture des fonds de jurisprudence dès 2018 -du big data par excellence ! – et l’émergence de l’IA conversationnelle ont bouleversé le marché de l’édition juridique française.

Lefebvre Dalloz a été pionnier avec les travaux de Sumi Saint-Auguste, sa directrice de la prospective, et Michael Benesty, son directeur du développement IA, qui ont permis la création de Gen-IA-L for Search. Lexis Nexis a également proposé rapidement des outils, avec un retour d’expérience des pratiques américaines du groupe. Lexbase s’est distingué en proposant un « shazam du droit » selon les termes de Fabien Girard, son président, et de Fabrizio Papa Techera , qui a longtemps guidé les développements d’outils d’IA, permettant d’identifier 5 arrêts se rapprochant d’une situation concrète décrite dans un échange de prompts. Puis Lamy Liaisons et Lextenso ont aussi présenté leurs solutions.

Avec l’ouverture des fonds de jurisprudence, des start-up ont joué leur carte, parfois en franchissant les lignes du cadre juridique comme en a témoigné le contentieux qui a opposé plusieurs éditeurs à Doctrine. Ordalie et Pappers ont aussi joué le rôle d’outsiders de talent. Et le monde des start up juridiques est en pleine expansion avec des solutions diverses et innovantes.

Les sites publics ne sont pas en reste avec l’usage de l’IA par la Cour de cassation pour la pseudonymisation des décisions de l’ordre judiciaire publiées dans Judilibre (bien décrite dans une émission de France Inter « Les dames de l’algorithme » diffusée en janvier 2024), ou des évolutions sur service-public.fr pour mieux appréhender les besoins des citoyens.

Face à cette profusion de nouvelles fonctionnalités et de nouveaux produits, les documentalistes juridiques ont renforcé leur rôle d’expert et de médiateur entre éditeurs et praticiens du droit, qu’ils soient avocats, magistrats, enseignants ou juristes. Nous testons, évaluons l’apport et l’adéquation aux besoins concrets des solutions proposées par les éditeurs.

A la jonction entre l’information juridique, de la communication, de la capitalisation des connaissances et de la technologie, les documentalistes sont les garants de confiance pour les projets d’IA documentaires. Les documentalistes assurent la maîtrise du cycle de vie de l’information juridique, le regard critique sur la qualité des sources par leur connaissance des acteurs du secteurs ; et surtout la lucidité sur les besoins réels en interne …

Les documentalistes juridiques ne mènent pas ce travail de manière solitaire, chacun dans leurs structures, mais au travers d’échanges constants de retours d’expériences notamment via les formations telles celles dispensées par l’EDHEC, les réseaux sociaux professionnels, en particulier les excellents post de la formatrice Daria Viktorova, des blogs (celui d’Emmanuel Barthe , documentaliste en cabinet d’avocat, notamment au travers de son billet dédié à l’IA juridique « IA en droit : derrière la Hype la réalité ») ou les associations dédiées. Juriconnexion, association indépendante d’utilisateurs de solutions numériques juridiques, organise des évènements d’information et d’échanges sur les solutions développées par les éditeurs juridiques et les start-up, et sur les apports de l’IA dans la pratique de la recherche d’information juridique. Le 3 décembre prochain, une Rencontre avec…abordera les solutions proposées par des start-up en matière de gestion et rédaction contractuelle et de gestion de l’information juridique.

Ce travail de réflexion, tests et développements de solutions parfois internes est par ailleurs mené en équipes dans les entreprises, cabinets et services publics pour coller au plus près des besoins et solliciter l’intelligence collective sur la création de ces outils.

Quels nouveaux outils ou quelles pratiques votre formation à l’IA vous a-t-elle inspiré ?

Les outils d’IA sont incontestablement une voie de rationalisation des tâches très chronophages de collecte, de rapprochement d’informations que les juristes, avocats, magistrats, enseignants et documentalistes doivent mener au travers de la gestion de dossiers contentieux, de programmes de conformité, d’opérations de fusions acquisitions…

Résumer, suivre les étapes d’une opération, d’une procédure, structurer une base de données d’informations juridiques, toutes ces tâches peuvent être rationnalisées grâce à l’IA, à condition d’associer étroitement le travail des data scientists, des informaticiens et des juristes.

Pour ma part, j’utilise régulièrement un outil interne au groupe Saint-Gobain, outil de synthèse et de traduction pour restituer des résultats de recherche jurisprudentielle ou doctrinale à mes clients internes.

Par ailleurs, nos traditionnelles interrogations sur le fondement des opérateurs booléens – ET OU SAUF – disparaissent au profit de prompts, des questions en langage naturel, qu’il faut savoir contextualiser, dérouler étape par étape, en y développant les notions implicites, voire multiplier pour contrôler la cohérence de l’outil d’IA utilisé en l’interrogeant sur différents angles.

Il est toutefois essentiel de se rappeler que le mot « Intelligence » dans l’expression « Intelligence artificielle » est utilisé dans un sens anglo-saxon visant un rapprochement d’informations pour en tirer des observations et non au sens français de capacité cognitive de compréhension.

Dans ce contexte, se former et mener une veille pour comprendre les différentes formes d’IA existantes et celles qui se développent : algorithmique, conversationnelle, agentique telle que la présente Bruno Deffains dans son article du 6 novembre dernier sur Dalloz Actualité et ainsi appréhender leurs enjeux juridiques devient indispensable pour la pratique du droit, quel qu’en soit le cadre, à l’université, en cabinet, en juridiction ou en entreprise. Car chaque stade de développement de l’IA soulève de nouvelles questions juridiques, une forme de fonctionnement avec un degré d’intervention et de contrôle humain différent, donc une appréhension de la responsabilité des utilisateurs de ces formes d’IA différente. Un bon guide d’usage pourrait être la toute récente charte déontologique que propose le Conseil consultatif conjoint de déontologie de la relation magistrats-avocats, publiée en octobre 2025 sur le site de la Cour de cassation. Ce texte distingue 7 risques et 7 bonnes pratiques applicables dans tous les contextes professionnels juridiques.

Sources